Relire Ibn Khaldûn
Par Laurent Testot in Revue Sciences Humaines n°179 février 2007.
Par quel mystère la pensée d’Ibn Khaldûn, penseur arabe du XIVe siècle, est-elle toujours considérée par les sciences sociales comme pertinente ? Quatre ouvrages explorent l’œuvre de ce précurseur et en suggèrent des lectures renouvelées.
Créer de toutes pièces une nouvelle science, celle de l’homme et de la civilisation. Vaste programme que celui que s’était fixé Ibn Khaldûn (1332-1406) lors de la rédaction de sa Muqaddima. Si ce terme arabe peut se traduire par « introduction », c’est que cet ouvrage avait pour vocation d’amener à la lecture des autres œuvres d’Ibn Khaldûn : histoire bien évidemment, mais aussi sociologie, anthropologie, géographie, philosophie… Une bonne part des disciplines de nos si modernes sciences humaines semblaient convoquées par le génie. A l’occasion du 600e anniversaire de sa mort, une pléthore d’ouvrage a fleuri pour essayer de dresser un bilan de son œuvre. Et tenter de répondre à une question : ses méthodologies et postulats sont-ils toujours d’actualité, et pourquoi ? C’est que Ibn Khaldûn n’en finit plus d’intriguer son monde.
Souvent présenté comme le précurseur de l’historiographie du monde arabo-musulman, il reste sollicité de toutes parts : Yves Lacoste l’a présenté comme le père de la géographie, Abdelghani Megherbi comme le premier sociologue… Il s’en est même trouvé pour le canoniser comme penseur des sciences de l’éducation ou de la psychologie sociale.
Abdesselam Cheddadi souligne d’emblée un paradoxe. L’entreprise d’Ibn Khaldûn n’a été ni intégrée ni prolongée dans le savoir et la culture du monde musulman, mais elle a connu une fastueuse réception dans les écrits des historiens, sociologues et anthropologues modernes. Les théories, paradigmes et concepts déployés dans la Muqaddima sont aujourd’hui exploités en l’état par les chercheurs, sans que cela pose problème. Et de postuler que l’anthropologie, comme les autres sciences sociales, a existé, sous des formes différentes mais toujours pertinentes, bien avant son invention officielle (et occidentale) au XIXe siècle.
« Que faire d’Ibn Khaldûn ? », se demande Gabriel Martinez-Gros. L’historien arabe est présenté comme trop proche de notre démarche intellectuelle pour que ce ne soit pas suspect. Replaçant l’œuvre dans le contexte de son temps, G. Martinez-Gros en conclut qu’Ibn Khaldûn est « toujours vivant » : ses catégorisations restent opérationnelles pour comprendre les systèmes de solidarité, les liens organiques qui régissent les sociétés arabo-musulmanes d’aujourd’hui…, dans la mesure où elles restent toujours structurées par ces logiques.
Claude Horrut rejoint A. Cheddadi et G. Martinez-Gros pour estimer que le malheur est que nous n’avons voulu retenir de Ibn Khaldûn que des fragments de sa pensée, pour mieux l’inscrire dans nos propres catégories occidentales.
Mais pour lui, l’ensemble de l’œuvre reste à appréhender comme un tout, une référence de culture historique qui transcende les civilisations, car elle est le fait d’un esprit universel, à la fois de son temps et « moderne » ; bloqué dans les catégorisations sociales des Etats maghrébins du XIVe siècle, tout en préfigurant les Lumières, par exemple dans son questionnement sur l’homme. Pour C. Horrut, Ibn Khaldûn est l’historien qui a su moderniser sa discipline, en l’affranchissant du déterminisme divin et en la plongeant « dans le fleuve d’une temporalité inexorable ».
Quant à Krzysztof Pomian, il interroge « l’entreprise entièrement neuve » initiée par Ibn Khaldûn, regrettant que les philosophes occidentaux contemporains de cet historien n’aient pas eu l’occasion d’engager le dialogue avec lui : il aurait apporté des réponses à nombre de leurs questions. Mais il avertit aussi que sa nouvelle science « n’était ni ne pouvait être de la sociologie », car elle était circonscrite dans le cadre mental de son époque.
Ces quatre analyses font ressortir des prismes divers du génie d’Ibn Khaldûn, sans pour autant épuiser le mystère de ce visionnaire. Son ombre planera encore longtemps sur les sciences humaines.
bn khaldûn. L’homme et le théoricien de la civilisation
Abdesselam cheddadi, Gallimard, 2006, 509 p..
Ibn Khaldûn et les sept vies de l’islam
Gabriel Martinez-Gros, Actes sud, 2006, 365 p..
Ibn Khaldûn, un islam des « Lumières » ?
Claude Horrut, Complexe, 2006, 227 p..
Ibn Khaldûn au prisme de l’Occident
Krzysztof Pomian, gallimard, 2006, 233 p..