Le professeur Noureddine Toualbi-Thaâlibi est docteur en psychologie clinique et docteur d’Etat ès lettres et sciences humaines à la Sorbonne. Il est l’auteur d’une douzaine de livres dont celui sur l’Identité au Maghreb et L’ordre et le désordre, respectivement parus en 2002 et 2006 chez Casbah Editions. Noureddine Toualbi-Thaâlibi a également exercé de nombreuses fonctions supérieures parmi lesquelles celle de recteur de l’Université d’Alger et d’ambassadeur auprès de l’Unesco.
Entretien réalisé par Amine Khalfa
L’euphorie qui caractérise en ce moment la population algérienne est-elle, selon vous, un signal positif de bonne santé ou, au contraire, un signal d’alarme sur un état pathologique ?
Noureddine Toualbi Thaâlibi : Qu’observe-t- on au juste ? Tout d’abord, des jeunes de toute condition qui, en quelques jours, parviennent à s’approprier l’ensemble des espaces sociaux pour témoigner, au moyen d’une kermesse inédite, d’un sentiment national aussi fort qu’inattendu. Le prétexte déclencheur à cette communion (un match de foot) pouvant sembler, par ailleurs, passablement modeste pour justifier une telle euphorie, il n’empêche que ce rendez-vous sportif aura tout de même permis de mobiliser un formidable mouvement social qui s’apparente, en tous points, à un mouvement d’affirmation identitaire : par le nombre impressionnant de drapeaux déployés autant que par la qualité des slogans nationalistes exprimés, l’Algérie redevient, contre toute attente, le repère exclusif à une identité nationale non seulement tapageuse, mais quasiment sanctifiée. Les sociologues n’hésiteraient d’ailleurs pas à qualifier un tel phénomène de «fait social total» qui mérite donc, pour le moins, un début d’analyse.
Permettez-moi alors de poser autrement la question : par delà la fascination habituelle qu’exerce le ballon rond sur l’émotion des jeunes en particulier lorsque, comme ici, l’enjeu de la compétition est mondial, qu’est-ce qui peut donc expliquer cette démesure dans le sentiment national qui a accompagné la rencontre Algérie-Egypte ?
En particulier auprès d’une jeunesse qu’on a souvent pris l’habitude de charger de sobriquets multiples et infâmants (violence, harga, émeutes), ces messes étant généralement dites en prélude au corollaire inévitable de l’équation : la jeunesse algérienne n’aime pas son pays ! Cette euphorie dont vous parlez et qui constitue donc, de mon point de vue, le prétexte à une formidable clameur identitaire, devrait pouvoir être interprétée comme l’acmé du désaveu que les jeunes opposent symboliquement à leurs aînés. C’est comme s’ils leurs disaient, en substance : «Vous ignorez tout de nous. Sachez alors que ce n’est pas l’Algérie qu’on n’aime pas, mais plutôt votre manière de la penser et de la diriger !».
Aussi, se sont-ils, aujourd’hui, libérés de la tutelle des aînés pour imaginer des moyens propres pour dire, à l’unisson, leur fierté d’être des Algériens.
Certains observateurs, ayant noté l’immobilisme du système politique en Algérie, ont conclu que la société était également amorphe. Les séquences auxquelles nous assistons actuellement ne contredisent-elles pas ces affirmations ? Quelle relation dialectique vous établissez entre dynamique sociale et dynamique politique ?
La réponse à cette question est en partie contenue dans la précédente.
Je dirais, pour faire court à ce sujet, que c’est précisément en raison d’une double rupture — réelle et symbolique — des réseaux conventionnels de communication entre les jeunes et leurs aînés, entre gouvernants et gouvernés, que la société algérienne donne effectivement l’apparence de cette dépression chronique.
Dois-je rappeler que les populations algériennes sont composées à plus de 70 % de jeunes de moins de trente ans ? Et que c’est bien parce qu’ils sont frappés d’exclusion et gagnés par le désespoir et le renoncement que ces jeunes n’ont aucune possibilité de représenter, comme ils le devraient, la véritable force de changement de la société ? Là réside le cœur du malentendu entre la société algérienne à plus de 70 % composée de jeunes et ses gouvernants.
Alors, pour répondre à la deuxième partie de votre question, je dirais qu’à la place d’une dialectique – qui suppose un continuum dans la relation d’échange réciproque entre la société et le politique — nous avons plutôt affaire, chez les deux protagonistes, à un véritable conflit de sens à donner à la vie et aux choses qui l’entourent. Je peux même le dire autrement et, sans doute aussi, plus savamment : le conflit de signification dont il est question ici résume en réalité une forte distorsion entre deux systèmes de représentations de valeurs (socioculturelles et psychologiques) parfaitement antagonistes. Il y a, d’une part, le système de représentation des dirigeants politiques, qui se reproduisent depuis 1962 à l’identique jusqu’à s’être finalement comme «barricadés » dans une vision fantasmée d’une identité, idéale et inchangée. Tandis qu’à l’opposé, on voit des jeunes porteurs d’une identité certes bigarrée, mais fortement désireux de vivre de nouvelles expériences, qu’ils auront eux-mêmes inventées.
Autrement dit, à une identité de fait assignée par un Etat national en déficit d’instruments de lecture et de codification de la demande sociale, s’oppose – de plus en plus violemment d’ailleurs – une identité d’aspiration des jeunes exprimant, au bout du compte, un discours tapageur de répudiation de l’identité officielle.
In Le Soir d'Algérie 22/11/2009