ON N’A JAMAIS AUTANT PARLÉ de l’islam que depuis vingt ans, et l’on ne peut pas dire qu’il a bonne presse hors des pays où il est implanté. Il en découle que les musulmans se sentent mal-aimés, en tout cas incompris ; ils constatent d’ailleurs qu’ils sont la plupart du temps mal reçus lorsqu’ils voyagent et rejetés quand ils veulent émigrer hors des terres d’islam.
Le néant aveugle pratiqué par les islamistes d’Al-Qaïda depuis plus de quinze ans à l’échelle mondiale, les attentats-suicides quotidiens, hier en Palestine-Israël ou en Irak, aujourd’hui en Afghanistan et au Pakistan, suscitent interrogations, inquiétude et peur. Les terroristes étant toujours musulmans, ils ont fait de l’islam un épouvantail, et les moins mal disposés à l’égard de cette religion se posent la question : pourquoi ses adeptes en sont-ils arrivés, en nombre impressionnant, à s’immoler pour tuer indistinctement des hommes, des femmes et des enfants dont le seul tort est de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment ?
Si leur religion l’interdit formellement, comme on nous l’assure, pourquoi alors nombre d’entre eux recourent-ils aussi allègrement aux attentats-suicides?
L’islam est à la fin de l’an 1430 de son calendrier, qui commence avec l’hégire (l’émigration) de son prophète (il a dû fuir La Mecque, sa ville natale, pour s’installer à Médine, ville où il décédera dix ans plus tard après avoir complété son message). Entré dans l’Histoire plus de quarante siècles après le judaïsme et près de six cents ans après le christianisme, l’islam est donc la troisième (et dernière) des grandes religions monothéistes. En 2009, il rassemble près de 1,6 milliard d’hommes et de femmes (le quart de l’humanité environ), contre 2,2 milliards pour le christianisme (un être humain sur trois) et 15 millions seulement pour le judaïsme, qui, lui, se garde de tout prosélytisme. Dans notre monde d’aujourd’hui, il y a donc deux musulmans pour trois chrétiens et cent musulmans pour un juif.
Le centre de recherche du Pew Forum on Religion & Public Life de Washington, organisation qui se proclame non partisane, a publié tout récemment, en octobre 2009, une grande étude (62 pages) qu’il a intitulée «Mapping the Global Muslim Population». Cette « carte mondiale de l’islam » se veut un « rapport sur la taille et la répartition des populations musulmanes dans le monde ». Notre collaborateur Samir Gharbi en donne dans ce numéro de La Revue une synthèse sous la forme de cartes commentées (voir pages 32 à 37).
Ce rapport du Pew Forum est fiable… mais purement quantitatif : les chiffres qu’il donne pour 2009 et les prévisions qu’il formule pour les décennies à venir ne répondent pas aux questions que nous, musulmans et non-musulmans, nous posons sur l’état actuel de l’islam, sur l’avenir à court et moyen terme de cette religion, de ceux et celles dont elle commande la manière d’être.
Les maux dont souffre l’islam sont si patents, le comportement de beaucoup de ses adeptes, rapporté jour après jour par tous les médias, si erratique que le pessimisme prévaut chez les musulmans eux-mêmes lorsqu’on évoque leur condition actuelle ou son évolution dans les prochaines années.
Cette condition, je l’observe de l’intérieur de l’islam et, comme tout un chacun, je me pose deux questions :
1) Pourquoi l’islam et les musulmans en sont-ils là à la fin de cette première décennie du XXème siècle ?
2) Dans quelle direction vont ces musulmans, dont le nombre augmente un peu plus vite que celui des chrétiens (principalement par la démographie et, à titre accessoire, par les conversions) ?
Ceux qui me lisent savent que je ne suis pas porté à l’optimisme. Et pourtant, sans hésiter, je réponds: cela va aller mieux.
Dès les années 2010, j’en suis convaincu, nous verrons l’islam amorcer le début d’un renouveau, préfigurant l’ouverture d’une ère de détente, voire de coopération, avec les chrétiens, les juifs, les hindouistes et les autres. Les raisons de cette évolution dans le bon sens sont nombreuses. Faute de place, je ne peux en donner ci-dessous que quelques-unes, qui me paraissent les plus déterminantes.
1) Les apparences sont parfois trompeuses et l’information, plus particulièrement celle de la télévision, grossit le trait au point de déformer la réalité : nous avons fini par avoir l’impression – fausse – que le néant sévit partout où il y a des musulmans et que ces derniers sont, en tout cas, très nombreux à le pratiquer comme une seconde nature.
En vérité, il est anecdotique ou résiduel. Il est même en voie d’extinction – sauf dans quatre pays qui, comme par hasard, se trouvent être les plus pauvres, les plus arriérés de l’Islam (et du monde), où l’analphabétisme est généralisé : l’Afghanistan, les régions tribales du Pakistan, la Somalie et le Yémen, – et hormis dans les trois pays occupés par des armées étrangères, bombardés et humiliés, où l’on compte des milliers de détenus sans jugement et parfois sans raison : la Palestine (dont Gaza), l’Irak et, une fois de plus, l’Afghanistan.
La plupart d’entre nous ont une autre impression – tout aussi fausse : Al-Qaïda, l’organisation de Ben Laden, serait encore puissante, capable de frapper partout et sur les cinq continents. Or, de l’avis de tous les connaisseurs, elle est en déclin irréversible, dans une impasse idéologique et militaire. George W. Bush, Dick Cheney et Donald Rumsfeld ont été, pendant près de huit ans, ses meilleurs recruteurs; eux partis, elle dépérit.
2) On a souligné, à juste titre, que presque tous les pays à majorité musulmane étaient sous le joug de dictateurs ou d’autocrates et, partant, tenus à l’écart de la modernité par une mauvaise gouvernance généralisée.
C’est de moins en moins vrai. Peu à peu, cette situation s’est considérablement modifiée. Les pays arabes, en particulier ceux duMoyen-Orient, ne sont pas encore, à quelques trop rares exceptions près, entrés en démocratie, c’est exact, hélas. Mais ils ne sont qu’une minorité en islam : moins de 20 % des musulmans sont arabes ou arabisés. Chez les autres, qui constituent la grande majorité, en Asie comme en Afrique, la démocratie progresse à pas mesurés mais significatifs. Si on ajoute les musulmans d’Europe – ils sont près de 40 millions –, on arrive à des chiffres et à des pourcentages impressionnants.
Un jour prochain, l’Égypte (79 millions de musulmans) et l’Iran (74 millions) basculeront dans le camp de la démocratie, et les trois grands pays du Maghreb s’y trouveront plus pleinement engagés qu’aujourd’hui : ce jour-là, qui peut survenir dans la prochaine décennie, ce seront plus de 50 % des musulmans qui vivront en démocratie ; le problème posé par les pays musulmans à eux-mêmes et par l’islam au reste du monde sera alors virtuellement résolu.
3) J’en viens, pour finir – last but not least, comme disent les Anglo-Saxons –, à la principale raison de mon optimisme, dont je ne doute pas qu’elle emporte la conviction : je veux parler de la condition de la femme musulmane d’aujourd’hui et de son évolution dans les dix prochaines années.
Là aussi, les apparences sont trompeuses et l’information biaisée : on parle beaucoup trop, surtout en Europe, du voile islamique et de la burqa. Pour visible et criant qu’il soit, ce n’est là qu’un épiphénomène. Pendant qu’il bourgeonne et fait jaser, dans la plupart des pays musulmans, alors que les femmes ne sont pas encore libérées de leurs chaînes et de la sujétion dans laquelle ont réussi à les maintenir des siècles de machisme, la très grande majorité d’entre elles va non seulement à l’école mais aussi à l’université.
Et, avec l’acharnement des assoiffées, elles y réussissent autant que les hommes, souvent mieux, accédant enfin au savoir et, par là, à l’autonomie et à la modernité.
C’est là une révolution silencieuse mais déjà visible en Tunisie et dans le reste du Maghreb central, en Turquie, en Iran, en Indonésie, en Malaisie, en Inde… Dès la prochaine décennie, la majeure partie de ces femmes – la moitié du milliard et demi de musulmans – sera éduquée. Et ce sera la première fois que cela arrive depuis… quinze siècles.
Vous m’accorderez, je pense, que ce changement sera, lui, une grande et vraie révolution. Il est en marche, et lorsqu’il sera accompli, dans les toutes prochaines années, l’islam ne sera plus celui de Ben Laden ou du mollah Omar, ni celui du GSPC algérien ou des intégristes wahhabites d’Arabie saoudite…
Bachir Ben Yahmed (Jeune Afrique 27/12/2009)