Quand le détenu se plaît dans sa prison
par Abed Charef
In Le Quotidien d'Oran 05/11/2009
Société ouverte, système fermé : ce schéma, longtemps en vigueur en Algérie, est en train de changer.
Si un sondage devait être organisé pour savoir qui est l'homme le plus populaire dans le monde arabe, le choix ne ferait guère de doute. La compétition devrait se limiter à Amr Khaled et El-Qardhaoui. Peut-être Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah libanais, réussirait-il à s'imposer comme outsider, pour briser l'hégémonie des deux stars de l'islam soft. De Rabat à Mascate, il ne semble guère faire de doute que les hommes de religion écraseraient un pareil classement. Par contre, aucun homme politique ne semble avoir la moindre chance de figurer au top 10. On voit mal en effet comment Maammar Kadhafi, Hosni Moubarak ou Zine El-Abidine Benali pourraient être cités dans un tel classement.
Plus grave encore, on ne retrouverait aucun philosophe, ni sociologue, ni homme de science parmi les hommes d'influence. Ali El-Kenz, Mehdi El-Mandjarra, Hassanein Heykal et autres hommes de lettres ou de pensée ne devraient guère se faire d'illusions. Leur influence resterait presque confidentielle, limitée à quelques initiés et à des cercles branchés. Seuls quelques animateurs de télévision, portés par la réputation d'Al-Jazeera plutôt que par leur propre talent, seraient heureux d'occuper des strapontins.
Ce serait donc une victoire écrasante de ceux qui vendent les dogmes, l'obéissance à Dieu et les promesses de paradis, au détriment de ceux qui prônent le savoir, la connaissance et la liberté de pensée. Comme si les sociétés musulmanes devaient se contenter d'un prêt-à-penser intégral, complet, offrant toutes les recettes pour une vie sans effort, sans réflexion ni effort de réflexion, et donc sans problème. C'est là évidemment le signe d'une crise particulièrement grave, d'une régression qui frise l'absolu. Face à une telle décadence, le discours traditionnel sur la responsabilité des systèmes politiques dans la régression ne suffit plus.
Il faut désormais regarder les choses autrement : les systèmes, autoritaires et fermés sont en crise, mais avec le temps, cette crise a débordé les systèmes pour englober les sociétés musulmanes. Désormais, la société musulmane cultive, entretient, vénère sa propre régression. Elle s'y complait, en y trouvant un certain confort. Elle agit comme si elle voulait absolument préserver le verrouillage.
On peut, certes, encore trouver des catégories sociales encore suffisamment lucides, ou des franges de la société qui préservent une étonnante ouverture d'esprit. Dans certains pays, une bonne partie de la société reste peut-être plus ouverte que le système en place. Mais cette situation ne peut durer indéfiniment.
La formidable force d'inertie des pouvoirs en place a peu à peu poussé des pans entiers de la société à la résignation. Et à s'adapter, soit pour survivre, soit pour se préserver. Avec le temps, ces comportements, imposés par une sorte de nécessité tactique, ont fini par être assimilés, adoptés, et considérés comme la nouvelle norme.
Un exemple typique est fourni par cette dame, la cinquantaine, professeur de philosophie, à la pensée très libre.
Exilée dans une ville moyenne de l'intérieur du pays, elle a porté le hidjab « par commodité, ou par nécessité », elle ne sait plus. Avec le temps, elle a trouvé « normal » que sa fille porte le hidjab. Sans conviction, simplement pour avoir la paix. « Je ne l'ai ni encouragée, ni dissuadée. C'est venu naturellement », admet-elle.
(...)
Pendant une longue période, on pouvait penser qu'un système politique fermé pouvait être débloqué par des acteurs politiques, économiques ou sociaux puissants. On a mésestimé un autre facteur : celui de voir le système verrouillé entraîner dans son enfermement les autres acteurs. C'est ce qui s'est passé en Algérie et dans nombre de pays arabes. En Algérie, les grands groupes privés, supposés pousser à la modernisation de l'économie, se sont installés dans une situation de rente, et veulent surtout éviter le moindre changement. Ils sont devenus les meilleurs alliés du système en place.
Les partis sont dans le même scénario : ils vivotent dans la périphérie du pouvoir, et sont heureux de leur sort. Quant à la société, elle a créé ses propres mécanismes d'enfermement, et s'occupe désormais d'assurer la régression : quand ce n'est pas un policier qui arrête un jeune qui a « cassé » le Ramadan, c'est une foule en colère qui s'en occupe, comme cela s'est passé dans une ville de l'intérieur du pays. Ceci pose une équation impossible à résoudre.
Car s'il est possible de dénoncer un geôlier et de le combattre, il devient difficile de le faire quand le prisonnier se plaît dans sa cellule et déploie toute son énergie pour y rester.