Par Tirthankar Chanda in Jeune Afrique 15/04/2011
Dans son dernier ouvrage, l’anthropologue algérien présente une galerie de portraits d’hommes et de femmes qui ont façonné "l’islam des Lumières".
Le travail d’un intellectuel, aime rappeler Malek Chebel en citant Rilke, est de « faire bouger la mer gelée en nous ». Pour l’anthropologue algérien bien connu du public francophone, cette « mer gelée » n’est autre que l’islam, sujet auquel il a consacré plusieurs livres au cours des vingt dernières années. À mi-chemin entre l’érudition et la vulgarisation, ses ouvrages l’ont imposé comme un spécialiste reconnu de l’islam et de sa civilisation.
Prenant le contre-pied de la perception stéréotypée d’un islam fondamentalement rétrograde, Chebel s’emploie à développer une image libérale de la religion musulmane, mettant en avant ce qu’il appelle « l’islam des Lumières ». Cette notion est aussi une véritable déclaration de guerre aux intégristes qui, selon l’auteur du Kama-Sutra arabe (2006), veulent ramener l’islam à ses origines et occulter l’inventivité et la créativité dont les grands penseurs et hommes de culture musulmans ont fait preuve aux différentes époques de son histoire.
Les Grandes Figures de l’islam, le dernier ouvrage de l’essayiste, sont également animées par ce souci d’équilibrer notre vision du monde musulman. Chebel propose une galerie de portraits d’hommes et de femmes illustres, puisés dans la politique, mais aussi dans la pensée, l’art et les sciences à travers les âges. Ils ont pour noms Saladin, Soliman le Magnifique, Averroès, Omar Khayyam, Léon l’Africain, Akbar, Tamerlan, Ibn Khaldoun, Sinan (le « Vauban musulman ») ou Oum Kalsoum (la diva égyptienne).
Mohammed, "la figue de proue de l'islam"
L’ouvrage s’organise en sept parties. Il s’ouvre sur les figures qui ont présidé à la genèse de la religion : le Prophète, ses épouses et ses compagnons. Ce n’est sans doute que justice si cette encyclopédie débute par Mohammed, « la figure de proue principale de l’islam ». « Cette religion, explique l’auteur, lui doit tout, la conquête et l’islamisation des premiers siècles, l’expansion aux quatre coins de la planète et également l’une des plus incroyables expériences doctrinales, religieuses et mystiques de tous les temps. » Or si le Prophète intéresse Chebel, c’est en sa qualité de figure historique qui a su créer grâce à son pragmatisme et à sa vision les conditions propices à l’émergence d’une des civilisations les plus brillantes du monde.
Les cinq chapitres qui suivent retracent cette histoire culturelle. Réunissant ses protagonistes selon leurs disciplines (conquérants, mystiques, philosophes, médecins, géographes, sociologues, architectes, artistes), Malek Chebel brosse en quelques traits rapides leurs portraits et leurs parcours. Ce sont les pages les plus riches du livre, qui nous font voyager à travers le temps et l’espace, de Bagdad à l’Andalousie, en passant par Bokhara, Istanbul, Le Caire et Delhi. On appréciera avec Chebel le dynamisme de la pensée mystique musulmane, empreinte d’humanisme et d’une profonde quête de « dépassement de soi par rapport aux dogmes », la lucidité des philosophes, qui ont compris très tôt la nécessité de libérer la quête de la connaissance des diktats du clergé, la modernité des poètes, qui furent aussi parfois astronomes et mathématiciens.
Ce livre nous rappelle que l’islam n’a pas toujours été cette « mer gelée » qu’elle est devenue depuis quelques années. Les révolutions en cours aujourd’hui dans le monde arabe, que Malek Chebel comme beaucoup d’intellectuels musulmans ont appelées de tous leurs vœux, annoncent le dégel attendu depuis si longtemps. Un dégel qui est sans doute la condition du retour de l’islam à la splendeur qu’il affichait autrefois.