Touche-à-tout de la littérature, Jurjî Zaydân n’en poursuivait pas moins un but cohérent : instruire ses lecteurs de leur langue et de leur histoire et parachever leur éducation morale et civique. Il assumait pleinement un rôle d’« écrivain généraliste » (kâtib ‘âmm) s’adressant prioritairement au commun des lecteurs (al-‘âmma) –dont le nombre, certes limité en valeurs absolues, allait s’élargissant. Il se sentait investi de la mission de les guider moralement et intellectuellement et de leur faire prendre conscience de leur appartenance à une collectivité nationale (umma) encore mal définie, qui pouvait être tout à la fois, syrienne, égyptienne, arabe et ottomane. Ecrivain moraliste, « instituteur » de la nation, il recherchait, à l’instar des lettrés modernistes de son temps, le progrès (al-taqaddum) ou le perfectionnement (al-islâh) intellectuel, moral et social.
La tâche était rendue urgente par le développement des échanges avec les nations occidentales, des échanges parfois féconds mais de plus en plus inégaux. Cette inégalité se manifestait non seulement dans la domination économique, militaire et politique des puissances coloniales européennes, mais aussi dans l’occidentalisation de la vie quotidienne. Pour combler une telle inégalité, pour rattraper le retard par rapport aux Occidentaux, il fallait donc penser une réforme globale, touchant tous les domaines de la vie individuelle et collective : la famille, la culture, la langue arabe, « le caractère oriental » (al-akhlâq), la société, la religion. Il s’agissait d’utiliser les armes des Occidentaux sans s’assimiler à eux, prendre ce qu’ils avaient de meilleur sans les imiter. Jurjî Zaydân était partie prenante de ce projet réformiste. C’est à ces conditions, pensait-il, que pourrait s’engager une véritable « Renaissance » (Nahda), un concept promis à un grand avenir, dont toute son œuvre est remplie et qu’il contribua à populariser.
Le but que poursuivait Jurjî Zaydân et la façon dont il le formulait n’étaient pas étrangers à son affiliation à la Franc-maçonnerie, qui est avérée à la fin des années 1880 au moment de son installation définitive au Caire, mais remonte probablement au début de la décennie, alors qu’il faisait encore des études à Beyrouth dans le sillage des missionnaires protestants américains. Jurjî Zaydân était suffisamment engagé dans la fraternité pour lui consacrer l’un de ses premiers livres, une Histoire générale de la Franc-maçonnerie des origines à nos jours (Târîkh al-mâsûniyya al-‘âmm mundhu nash’ati-hâ ilâ hadhâ l-yawm), écrite dans un but apologétique. Parue en 1889, elle était alors à peu près sans égale en langue arabe.
Très présente dans les débuts de la carrière de Zaydân, la Franc-maçonnerie contribua de toute évidence à l’insérer dans un réseau intellectuel dont le cœur était à Beyrouth et qui se prolongeait au Caire. Elle le conforta dans sa posture d’écrivain à la fois au-dessus de la « masse » (al-‘âmma) et à son service, et nourrit son projet et son vocabulaire réformistes. Zaydân, en somme, sut user de la Franc-maçonnerie pour la mettre au service de sa carrière et de son idéal d’écrivain. Il était dans une « stratégie » d’appropriation, que confirme l’existence même de son livre, relatant en arabe une histoire de la Franc-maçonnerie écrite jusque là dans des langues étrangères. Il témoigne ainsi d’un processus d’arabisation linguistique et culturelle de la Franc-maçonnerie, typique du mouvement qu’est fondamentalement la Nahda, un mouvement tout à la fois d’ouverture à la « civilisation moderne » en sa forme occidentale (al-tamaddun al-hadîth) et de reconstruction identitaire.
La franc-maçonnerie, un élément structurant du réseau de Jurjî Zaydân
Les premiers contacts de Jurjî Zaydân avec des francs-maçons remontent au tout début des années 1880, au moment, où, âgé d’une vingtaine d’années, il devint étudiant au Département de médecine du Syrian Protestant College de Beyrouth. Cet établissement, rebaptisé en 1920 American University of Beirut (AUB), avait été fondé en 1866 par une société missionnaire presbytérienne de New York, déjà présente en Syrie depuis les années 18204. La vie associative des étudiants y était fortement encouragée. Ceux-ci avaient constitué une société savante qui, sous la présidence d’un professeur, leur permettait de débattre de sujets de société et les entraînait à l’art oratoire. Une branche de la Young Christian Men’s Association (YMCA) 5était également active à Beyrouth depuis le début des années 1870, sous le nom d’Association du Soleil de la bienfaisance (Jam‘iyyat Shams al-birr). En 1882, encore, Cornelius Van Dyck et John Wortabet, deux professeurs du collège fin arabisants et réputés pour leur protestantisme libéral et leur adhésion aux thèses de Darwin, patronnèrent une toute nouvelle Académie orientale des sciences (al-Majma‘ al-‘ilmî al-sharqî). Cette société savante s’intéressait avant tout à « la science et à l’industrie », deux sujets phares dans le milieu intellectuel proche des missionnaires américains. Ceux-ci possédaient une imprimerie sur laquelle, en plus de la production religieuse, étaient édités de nombreux manuels scientifiques traduits ou adaptés de l’anglais, et deux périodiques lancés en 1876 et 1877, Al-Muqtataf (La Sélection) -une revue d’esprit encyclopédique sous-titrée « journal scientifique et industriel »-, et Al-Tabîb (Le Médecin).
Les jeunes gens engagés dans les associations éducatives et les sociétés savantes étaient aussi, pour certains, affiliés à la Franc-maçonnerie. Ils fréquentaient l’une ou l’autre des deux loges qui fonctionnaient à Beyrouth depuis les années 1860 : la loge La Palestine, créée en 1862 sous l’obédience de la Grande Loge d’Ecosse, et sa concurrente depuis 1868, la loge Le Liban, sous l’obédience du Grand Orient de France7. Parmi les jeunes francs-maçons se trouvaient notamment les animateurs de toutes les activités éducatives et scientifiques du collège : Ya‘qûb Sarrûf (1852-1927), Fâris Nimr (1856-1951), Shâhîn Makâryûs (1853-1910), et, dans une moindre mesure Iskandar al-Bârûdî (1856-1921), tous devenus de grands noms de l’histoire de la presse arabe. Diplômés du Département des sciences du Syrian Protestant College respectivement en 1870 et 18748, Nimr et Sarrûf étaient restés attachés à l’établissement comme professeurs-assistants. C’étaient eux qui avaient fondé l’Association du Soleil de la bienfaisance et lancé la revue Al-Muqtataf, avec le concours actif de Shâhîn Makâryûs, un imprimeur de talent tôt entré au service de la mission américaine. C’étaient eux encore qui, pour prolonger la réflexion sur le développement scientifique et technique de la Syrie amorcée dans Al-Muqtataf, faisaient fonctionner l’Académie orientale des sciences. Après 1884, Sarrûf, Nimr et Makâryûs poursuivirent leur carrière de journalistes et d’éditeurs au Caire. Le premier y garda la responsabilité d’Al-Muqtataf, l’une des revues arabes les plus lues de l’époque ; le second se tourna vers le journalisme politique avec le lancement du quotidien Al-Muqattam (du nom d’une colline du Caire) en 1889 ; quant au troisième, Shâhîn Makâryûs, il y fonda en 1886 un nouveau périodique, Al-Latâ’if (Les Bons mots). Iskandar al-Bârûdî, de son côté, était un ancien instituteur des écoles missionnaires américaines devenu étudiant en médecine en 1879 et diplômé en 1883. Il comptait parmi les membres actifs du Soleil de la bienfaisance et de l’Académie orientale des sciences. Resté à Beyrouth, il finit par prendre en 1894 la responsabilité éditoriale du périodique Al-Tabîb, à la place de son fondateur tout juste décédé, le Révérend George Post, professeur de médecine et membre de la faculté du Syrian Protestant College.
Nimr, Sarrûf, Makâryûs, Bârûdî, étaient donc francs-maçons. En 1881, à l’époque où Zaydân entrait au Syrian Protestant College, ils étaient tous quatre membres de la loge Le Liban. Makâryûs, un ancien de La Palestine, y occupait même les fonctions de secrétaire. Il y avait de toute évidence une porosité entre leur loge et les associations qu’ils animaient. Le nom de l’Académie orientale des sciences (al-Majma‘ al-‘ilmî al-sharqî) le suggère tout particulièrement. Celle-ci fut baptisée « majma‘ », de préférence à « jam‘iyya ». Les deux termes, construits à partir de la même racine, jm‘, ont une signification assez proche : « assemblée », « société », « association ». Flanqué de l’adjectif « ‘ilmî » -« savant », « scientifique »-, le mot majma‘ désigne couramment une société savante, une académie des sciences. Or il avait aussi été retenu par les francs-maçons arabes pour traduire le mot « chapitre », soit la réunion des hauts grades11. Ce qui n’est peut-être qu’une coïncidence mérite tout de même d’être relevé, dans la mesure où les chevilles ouvrières de l’Académie, Sarrûf et Nimr assistés d’un médecin non encore mentionné, Salîm Mawsilî, étaient tous francs-maçons. Il n’est pas question, certes, d’établir ici un lien institutionnel, que rien ne prouve, entre l’Académie orientale des sciences et la maçonnerie. Il s’agit plutôt de signaler une parenté, créée par des membres communs et un idéal de progrès partagé. La loge Le Liban et les associations beyrouthines avaient des buts similaires : diffuser la science, élever le niveau des connaissances, améliorer l’état social, moral et économique de la Syrie. Telle était du moins leur finalité avouée. Elles servirent aussi très certainement à contourner la censure qui s’exerça sur la presse et les débats politiques après la suspension de la jeune constitution ottomane en 1878 et les débuts d’un règne sans partage du Sultan Abdülhamîd II (1876-1909).
Extraits de "Usages et acculturation de la Franc-maçonnerie dans les milieux intellectuels arabes à la fin du XIXe siècle à travers l’exemple de Jurji Zaydan (1861-1914)
Par Anne-Laure Dupont in Cahiers de la Méditerranée, vol. 72 | 2006.