Pourquoi Arte a déprogrammé “La Cité du mâle”
In Télérama -Le 1 septembre 2010 -
- La diffusion d'un documentaire choc montrant des jeunes d'une cité de Vitry-sur-Seine tenant des propos ultra-machistes et ultra-violents à l'égard des femmes a été annulée à la dernière minute par Arte. Les explications d’Alex Szalat, responsable de l'unité actualité, société et géopolitique de la chaîne.
Amère et édifiante compilation de témoignages odieux sur les « rapports homme-femme », La Cité du mâle, de Cathy Sanchez, a été tourné il y a quelques mois dans la cité Balzac, à Vitry-sur-Seine. C'est ici, dans un local à poubelles, que Sohane, 18 ans, avait trouvé la mort en 2002, immolée pour avoir dit non à un garçon. La réalisatrice est revenue sur place en 2010, à l'occasion de la destruction d'une barre HLM. Et elle a ouvert son micro aux jeunes. Leurs propos se révèlent particulièrement violents et abjects à l'encontre des femmes, qu'ils ramènent quasiment au rang de l'animal. L'un des intervenants, aîné d'une famille de cinq enfants et qui a endossé le rôle du père une fois celui-ci parti, raconte par exemple qu'il doit surveiller ses sœurs pour éviter qu'elles ne deviennent des « chiennes », des « traînées » ou des « putes ». Sa méthode ? Les insultes et les coups. Si sa sœur de 14 ans se faisait « trouer » (perdait sa virginité /couchait avec un garçon), il pense qu'il deviendrait fou, et serait prêt à la « saigner ». L'homosexualité ? Evidemment la pire des choses qui puisse arriver à un individu. Un autre défend purement et simplement l'assassin de Sohane, qui a écopé de vingt-cinq ans de réclusion. Et raconte comment il « menotte » sa sœur de 28 ans si celle-ci rentre trop tard de son travail. Face aux déclarations des garçons, les filles oscillent entre l'acquiescement, le déni ou la révolte (comme cette jeune fille elle-même victime d'une immolation et qui désormais milite). Des propos explosifs qui méritent sans doute d'être entendus et mis en perspective. Pour mieux les combattre.
Alex Szalat, responsable de l'unité actualité, société et géopolitique d'Arte, nous explique depuis Berlin pourquoi ce documentaire, qui devait être initialement programmé à 22h20, dans le cadre d'une soirée Thema intitulée "Femme, pourquoi tant de haine ?", n'a pas été diffusé.
Alex Szalat : J'ai reçu un coup de fil à 21h hier soir d'une des jeunes filles qui a aidé à la production du documentaire – en fait, c'était l'une des « fixeuses » de la réalisatrice dans cette cité de Vitry. Elle m'a dit avoir reçu des menaces de la part de certains protagonistes du film, parmi ceux qui tenaient les propos les plus durs. Elle était bouleversée, en panique totale, et craignait réellement pour sa vie et celle de sa famille. Je ne pouvais pas ne pas prendre en considération ses paroles sachant qu'elle habite elle-même dans cette cité. Il était donc de ma responsabilité d'en avertir Emmanuel Suard, le directeur des programmes d'Arte, qui a finalement choisi de ne pas diffuser le film. La décision a été prise à 21h30.
Toutes les précautions avaient-elles été prises, tant du côté de la chaîne que du producteur ?
Tout était en ordre. On a discuté du film bien en amont de la diffusion avec la production [Dock en stock, de Daniel Leconte, NDLR], qui n'a jamais eu l'écho de problèmes de ce genre. Le producteur m'a aussi confirmé qu'il avait bien les autorisations de diffusion de tous ceux qui témoignent dans le film. C'est d'ailleurs le producteur qui m'a prévenu que cette jeune fille allait m'appeler. Daniel Leconte a été tout à fait d'accord avec notre décision de ne pas diffuser.
Le film sera-t-il diffusé un jour ?
J'ai demandé à cette jeune fille de me faire faire parvenir un courrier officiel où elle raconte tout ça. On doit se rencontrer demain, à mon retour de Berlin. On va discuter ensemble et réfléchir aux conditions nécessaires (floutage, montage, etc.) pour reprogrammer le film en toute sérénité. Il est hors de question qu'il y ait un risque pour qui que ce soit.
Richard Sénéjoux et Emmanuelle Skyvington in Télérama 01/09/10