Notes sur le Japon
J’ai eu la chance d’avoir pu visiter le Japon à deux reprises, il y a plus de vingt ans. Voilà un pays qui concentrait un nombre impressionnant de préjugés. J’en avais intégré pour ma part un certain nombre : Un peuple de fourmis obéissantes, sans relief, sans créativité, tout juste bon à faire de pâles imitations de produits de la civilisation occidentale.
A mon arrivée, j’ai été frappé par la sérénité qui émanait des gens, où qu’ils soient, dans la rue, dans les laboratoires, les commerces… Il y avait beaucoup de déférence, beaucoup de retenue dans les rapports humains. J’ai demandé mon chemin à un passant. Il semblait pressé mais ça ne l’a pas empêché de prendre le temps de sortir une carte de sa serviette, de la déplier, de s’abîmer longuement dans sa lecture. Au bout de quelques minutes, son visage s’est éclairé et il s’est mis en devoir de m’expliquer comment arriver à destination. Il réalisa rapidement que je ne le comprenais pas. Alors, d’autorité, il me demanda de le suivre. Je lui assurai que je saurais me débrouiller et que je ne voulais à aucun prix le mettre en retard. Il me regarda d’un air étonné en me répétant qu’il fallait que je le suive. Je n’insistai pas davantage et je lui emboîtai le pas. Quelques minutes plus tard, je reconnus la rue où se nichait le laboratoire de mon hôte japonais. Je remerciai chaleureusement mon guide. Il me répondit d’une courbette appuyée puis s’en alla en courant.
Alice, psychiatre parisienne d’un certain âge, arrive en retard à une des réunions de l’association dont nous sommes membres tous deux. Elle est essoufflée et furieuse. Elle nous raconte que, à la Gare de Lyon, les distributeurs de billets de train ne rendent pas la monnaie et qu’il faut donc donner la somme exacte en pièces de monnaie. Elle n'a bien sûr que des billets dans son porte-monnaie. Il y a des milliers de voyageurs à cette heure. Elle demande à la cantonade si quelqu’un peut lui faire la monnaie. Personne ne s’arrête, personne ne lui adresse le moindre regard. Bien au contraire, des gens la bousculent en lui demandant de se retirer du passage. Elle attend une heure entière avant de se décider à prendre le train sans titre de transport. Elle fait le voyage le cœur battant. Par chance, les contrôleurs, ce soir là, ne sont pas de sortie.
Ces deux anecdotes, plus que le plus éloquent des discours, montrent la différence entre deux modèles de civilisation, deux approches du monde et de la vie.
Le Japon est un miracle. Ses 127 millions d'habitants se partagent moins de 380.000 kilomètres carrés dont 71 % de montagnes, 20 % du territoire seulement est habitable, Les fleuves y sont violents, non navigables. Il est frappé à intervalles réguliers par des tempêtes, voire des typhons, des éruptions volcaniques. Et puis, bien sûr, il est soumis depuis la nuit des temps à des tremblements de terre meurtriers, suivis de tsunamis dévastateurs, le dernier en date étant le plus violent.
Aucune scène de panique, aucune scène de pillage n'ont été rapportés par les observateurs. L'un des pays les plus développés du monde se retrouve du jour au lendemain aux prises avec des problèmes qu'on associe au tiers-monde, manque de vivres et d'eau, manque d'électricité... Pourtant, on ne voit jamais des gens se lamenter sur leur sort. Cette population si riche, si bien pourvue en biens de consommation de toutes sortes, fait la queue pour remplir une méchante bouteille d'eau en plastique...
En dépit de l'horreur, le pays reste debout, dans une attitude de dignité frappante.
Je reviens à ma modeste expérience.
J'ai quitté l'Algérie pour l'Europe, après mon service militaire. Je découvrais l'étranger pour la première fois. Cela a constitué pour moi une immense découverte. J'étais tellement séduit qu'il me paraissait que la seule solution pour que l'Algérie sorte du sous-développement était d'imiter l'Europe.
Je suis parti un peu plus tard aux Etats-Unis, où j'ai effectué plusieurs séjours. J'ai été encore plus impressionné. L'aspect un peu étriqué de l'Europe n'était pas de mise ici. J'en suis arrivé à changer d'avis et à ma convaincre que, hors de l'imitation des Etats-Unis, il n'y avait pas de salut pour l'Algérie.
Et puis, j'ai visité le Japon. J'y ai découvert ce peuple qui Fait attention à ses vieillards, qui traite les autres avec une courtoisie exquise, que la richesse n'a pas rendu arrogant, qui est resté en lien étroit avec la Nature, le cycle des saisons. J'ai découvert le minimalisme du Nô, théâtre antique japonais, la beauté des jardins zen dans leur quasi nudité. Dans le quartier d'Akihabara, les magasins déversent le flot des bijoux technologiques, mais le centre de vie reste le minuscule temple Shinto.
Quand on loue les Japonais sur leurs magnifiques performances, dans tous les domaines de la technologie, ils insistent doucement sur le fait qu'ils sont auto suffisants en riz et en viande de bœuf. Bien sûr, ils sont fiers de leur réussite mais cette fierté ne se transforme jamais en contentement de soi.
Chaque tremblement de terre déplace le Japon de quelques dizaines de centimètres. Le dernier séisme l'a fait bouger de plus de deux mètres. Cela a probablement affecté l'esprit japonais pour qui n'est immuable que ce qui relève de l'esprit.
Dans quelque temps, je suis absolument sûr que le Japon renaîtra encore et toujours et qu'il continuera d'être, par la grâce de l'esprit d'un peuple tendu vers le bien commun, acharné à construire tout en sachant que ce qu'il édifie sera peut-être balayé par un raz-de-marée et qu’il lui faudra recommencer.
J'ai compris alors que l'accès au progrès et à la modernité ne se fait jamais par l'imitation mais par l'appropriation de son propre patrimoine. Me revient une phrase à l'esprit, de l'Algérien Jacques Berque, c'est par l'identité, non par l'imitation de l'autre qu'on accède à l'universel. Depuis, je demeure convaincu que l'Algérie, comme tout autre pays, ne peut faire l'économie d'une visite critique de son patrimoine, de sa mémoire. Ce n'est qu'à ce prix qu'elle trouvera les points d'appui nécessaires à sa projection vers l'universel. La tentation est parfois forte de prendre des raccourcis, contraindre comme l'avait fait Ata Turk ses compatriotes à revêtir l'habit occidental ou remplacer l'alphabet arabe par l'alphabet latin. Cette tentation est vaine. Ces chemins ne mènent nulle part. Seule la mémoire donne son sens au mot Destin. Le Japon le prouve à chaque occasion...
Par Brahim Senouci http://brahim-senouci.over-blog.com/article-notes-sur-le-japon-69600613.html